samedi, mai 13, 2006

LE NAIN UJO : l'amour impossible ?

BUNUEL et GOYA.

Comme GOYA (1746-1828) qui est l'un de ses "dieux", Luis BUNUEL est espagnol, aragonais; et l'Espagne, pauvre, ardente et tendre joue un grand rôle dans la vie et le témoignage de l'un et de l'autre : une Espagne, soumise à l'injustice, à l'oppression et à la guerre (guerre de Napoléon Ier pour GOYA, guerre de Franco pour BUNUEL). Chez l'un et l'autre, la souffrance humaine tient une grande place; et ce scandale s'exprime en eux par un refus et une révolte. GOYA et BUNUEL sont de véritable "entomologistes" de la société, disséquant impitoyablement ses tares et ses figures grimaçantes d'hyprocrisie et de mensonge.

Peut-on parler de la "cruauté" de GOYA et de BUNUEL ? Ou n'est-ce pas plutôt la société des hommes qui est féroce ? N'st-ce pas un combat sans merci qui est, alors, livré par eux, un acte libérateur de révéler cette réalité terrible qui se cache souvent sous les traits de la bienséance conventionnelle de la morale, et même de la charité ? On a dit que GOYA comme BUNUEL ont le "duende", c'est-à-dire une prise de possession sur le monde, un pouvoir de participation entre l'homme et les choses. C'est Fédérico Garcia LORCA, ami de BUNUEL, qui a dit : "le duende blesse et dans la guérison de cette blessure qui ne ferme jamais, réside l'insolite, la part d'invention de l'oeuvre d'un homme". Ce que l'on a dit de GOYA, ne peut-on pas aussi le dire de BUNUEL : ce qui fait le lien profond de leur oeuvre, la "constante", c'est l'HOMME, ses joies et ses souffrances, ses rêves et ses trivialités, ses espoirs et ses hallucinations, son ignominie et sa sainteté ?

BUNUEL a écrit : "Je demande au cinéma d'etre un témoin, le compte-rendu du monde, celui qui dit tout ce qui est important dans le réel. La réalité est multiple et peut avoir mille significations diverses pour des hommes différents. Je veux avoir une vision intégrale de la réalité; je veux entrer dans le monde merveilleux de l'incoonu...". Et ailleurs : "Si le spectateur partage les joies, les tristesses, les angoisses d'un personnage de l'écran, ce ne pourra être que parce qu'il voit le reflet des joies, des tristesses, des angoisses de toute la société, donc les siennes propres. Le chômage, l'insécurité, la peur de la guerre, etc...affectent tous les hommes d'aujourd'hui, donc le spectateur...".

Comme GOYA, BUNUEL peint la réalité avec une lucidité sans complaisance. Cette lourde présence de la souffrance, de la maladie, des tares physiques et sociales, emprisonne l'homme et, en quelque sorte, le dénature. Mais BUNUEL comme GOYA, tentent de "transcender" cette incapacité foncière et cherchent les moyens pour l'homme d'en sortir par un dépassement. L'épreuve est à la fois une injustice et un stimulant qui permet à l'homme de prendre la mesure de lui-même. Pensons aussi à BEETHOVEN sourd et à la composition de sa 9ème Symphonie qui exprime dans et au-delà de la réalité, la joie! La souffrance et l'injustice deviennent le "réactif" de la conscience. Elles suscitent le cri de révolte qui est un appel à l'humanité libérée de ses aliénations. Par elles aussi, l'homme peut exprimer une tendresse sous les figures de l'humour, et même de la caricature.

Mais au bout du compte, y a-t-il vraiment un espoir de s'en sortir ? L'homme peut-il faire autre chose qu'être dans sa peau, dans sa situation ? Dans cet élan et ce cri qui transcendent la réalité mise à vif, dans cette sorte de "foi", jaillie d'une prise de conscience, d'une tension et du tragique de la vie, de liberté, donc, au-delà du réel, et de tendresse infinie, ne garde-t-on pas quand mêmeun certain arrière-goût de tristesse qui bute au réel et s'y englue ? La seule ressource, n'st-ce plus alors que cet humour, ou cette impitoyable caricature, ou le rêve aussi, qui sont un défi et une rage intérieure, tout autant qu'un appel ? Et ce ne seront pas, sans doute, les simagrées de la "religion" qui y changeront quelque chose! Au contraire, car elles sont de nouvelles et plus tragiques formes d'aliénation; d'autres moyens plus hypocrites pour mieux engluer l'homme dans ce réel, en lui faisant miroiter une espérance illusoire.

Et cependant, cette espérance demeure chez BUNUEL et chez GOYA. Elle demeure en l'Homme; elle attend la libération de l'injustice et de l'hypocrisie. Elle appelle l'Homme à travers l'Amour. Son "destin" n'est plus un "fatalisme"; l'homme cesse d'etre le jouet du hasard. Il n'a plus à subir, mais à assumer.

LE PERSONNAGE D'UJO.

Ce réalisme lucide, sans complaisance, brutal souvent, apparaît dans l'étrange personnage, "goyesque", du nain UJO. Dans le flm de NAZARIN, le rôle du nain UJO a été confié à Jésus FERNANDEZ, un être arrêté dans sa croissance, une tête et un troc adultes sur des jambes inachevées et arquées. Il avance dans un dandinement grotesque et touchant. Parfois, il sautille, ou il a besoin qu'on le prenne à bras-le-corps pour descendre d'une murette. Il roule à terre à la moindre bousculade. Il est affublé d'un chapeau de clown sur une épaisse tignasse qui ajoute au ridicule de ce personnage en bras de chemise, dont l'aspect n'a rien de vraiment attirant. Et cependant, il arrive qu'un sourire éclaire ce visage aux yeux naïfs ou tendres. Parfois aussi, une profonde tristesse enfantine assombrit son regard.

Ce personnage d'UJO est un mélange de grotesque et de monstruosité; de beauté morale et de tendresse. Sans doute, BUNUEL a-t-il voulu exprimer à travers ce personnage sa vision, à la fois cruelle et tendre de l'être humain. Le spectateur reçoit un choc, lorsqu'il voit surgir UJO d'un champ où les tiges sont plus hautes que lui; et en même temps, quelle tendresse dans le geste du nain, distribuant ses pommes aux enfants; ou, lorsqu'accroupi à la tête d'une petite fille endormie, il pose sa main rude et déformée sur sa chevelure.

Pourquoi ce scandale, cette injustice ? Pourquoi le nain UJO est-il à la fois bon et difforme ? La condition humaine est foncièrement révoltante, puisque, non seulement la société secrète l'oppression, la haine, le mépris, la violence, mais elle produit aussi des tares physiques irrémédiables. Qui donc est responsable de cette "fatalité" ? Où est l' "espoir" d'en sortir ? Le nain UJO est d'abord ce cri profond de refus. Mais sa tendresse apparaît comme une espérance cachée au coeur de l'injustice et du scandale, et promise à l'homme comme un dépassement de sa "réalité".

UJO, ou L'AMOUR IMPOSSIBLE ?

- La rencontre du nain UJO et d'ANDARA, la prostituée. UJO vit au village où NAZARIN et ANDARA, la prostituée, tous deux coupables aux yeux de la police, de meurtre et d'incendie volontaire, seront dénoncés, arrêtés, mis en prison; enfin, de là, dirigés vers leur propre destin. A plusieurs reprises, UJO intervient dans cette partie du film; mais il existe presque exclusivement pour ANDARA. C'est à elle qu'il déclare d'emblée : "Tu es laide, tu es une fille publique, mais je te respecte et je t'estime; et pour moi, tu es belle". Le lendemain, il prévient ANDARA que NAZARIN et elle ont été dénoncés et vont être arrêtés. Une fois en prison, il lui rend visite et l'appelle sa "fiancée". Enfin, au moment où le convoi de prisonniers se met en route sous la conduite des gardes mexicains, UJO regarde tristement s'éloigner celle pour qui son coeur est débordant de tendresse; il venait de distribuer des pommes aux enfants du village.

Pourquoi cette rencontre et ces liens presque monstrueux d'UJO et d'ANDARA ? Certes, le nain n'est pas un des personnages principaux du film; mais peut-être, le film aurait-il été mutilé sans sa présence ! ANDARA est une forcenée, une folle sordide qui ne connait et n'exprime que la violence de ses passions; mais en même temps, elle cherche à comprendre avec une déconcertante naïveté, posant à NAZARIN une série de questions sur les petits mystères de la vie. ANDARA est aussi, à sa manière,difforme; et elle cache, cependant, sous sa monstruosité, une attente et un désir inassouvis.

"Tu es laide....mais je te respecte et je t'estime; et pour moi, tu es belle" ! Est-ce ce secret qu'UJO, le nain, a instinctivement pressenti ? Laideur et beauté... quelle signification, ces mots ont-ils dans ce monde réel et concret ? Le paradoxe éclate : c'est le laideron, le taré, UJO, le nain difforme et grotesque, qui devient philosophe, celui qui redonne du sens aux situations d'existence les plus incertaines. UJO, embourbé dans sa condition la plus visiblement irrémédiable, ne subit pas sa "fatalité". Il accepte simplement ce qu'il est! Il l'assume et la prenant en charge, il la dépasse, la "transcende" pour atteindre celle de l' "autre", d'ANDARA, pour la dévoiler, la mettre à nu. Cette "laideur" autre qui est aliénante, qui dénature son être et le défigure. Alolrs, dévoilant cette "laideur" autrement déformante, monstrueuse et grotesque d'ANDARA. UJO, le nain, manifeste en même temps, le respect profond de l'homme "véritable" et "beau" qui attend de prendre forme en toute créature sordide.

- Au-delà du "beau" et du "laid". Par ce personnage de nain, BUNUEL va donc plus loin que les "apparences", même les plus tragiques; au-delà du "conventionnel". En effet, au-delà, la réalité profonde est à la fois plus tragique encore et aussi promise à une libération. Au-delà du "beau conventionnel" et du "laid conventionnel", il y a l'homme sordide et l'homme délivré de ses aliénations. L'Amour, précisément, révèle le sordide profond et rend possible une humanité renouvelée et libérée. L'Amour, tout à la fois, lucidité sans concession ni complaisance et possibilité nouvelle d'exister pour l'homme et l'humanité.

UJO voit ANDARA telle qu'elle est et en espérance d'un être nouveau. Sans doute, UJO découvre-til en ANDARA ce "caractère enfantin" qui se cache au fond du sordide et du monstrueux: c'est-à-dire cet appel enfoui qui est l'antithèse du cri de révolte devant le scandale, l'injustice et la pourriture.

- La pesaneur de l'aliénation. ANDARA pouvait-elle répondre à cet appel du nain UJO ?BUNUEL semble refuser cette possibilité après nous l'avoir laissé entrevoir. Cela est conforme à la dialectique de BUNUEL de toujours remettre en question ce qui semblait acquis et ne jamais livrer véritablement "le mot de la fin". C'était le cas de NAZARIN; c'est aussi celui d'UJO et d'ANDARA, et de tous les personnages du film.

POURQUOI UJO ECHOUE-T-IL ? L'Amour échoue parce que l'aliénation demeure dans sa pesanteur. ANDARA rentre dans le groupe de prisonniers en marche vers son destin, distribuant ses malédictions et ses bénédictions à la ronde. Elle ne pouvait pas recevoir cet "amour impossible" qui ne prenait pas la figure de l' "homme fort", "dominateur"; mais qui s'exprimait dans l'homme "sans puissance et sans attrait", l' "homme maudit", le "hors-la-loi" commune. ANDARA, la prostituée, le restera : celle qui dénature l'amour parce qu'elle a faim de l "homme seigneur", pour mieux s'anéantir elle-même; alors que l'amour d'UJO aurait pu la rendre à elle-même et lui donner une nouvelle possibilité d'être.

Ainsi, l'homme demeire englué dans son "tragique". UJO avec ses tares physiques et sa laideur; ANDARA dans sa rage, sa ièvre passionnelle et son mépris. Ils auraient pu se rencontrer...Ils demeurent séparés, aliénés l'un à l'autre; la grille de la prison à travers laquelle UJO tentait désespéremment d'atteindre ANDARA en était l'image saisissante. UJO était le miroir dans lequel ANDARA aurait pu découvrir sa propre laideur et en être libérée. UJO avait surgi d'un champ de blé, ne nous dévoilant pas son "origine". Désormais, il demeurait seul sur la place du village, regardant s'éloigner le groupe de prisonniers qui détenait ANDARA; et le mouvement qu'il esquissait vers elle, restait comme suspendu, sans avenir... UJO va se perdre à nouveau dans la grisaille du village. ANDARA restera anonyme dans le groupe, s'offrant sans doute à l'un ou à l'autre au gré de ses désirs, de ses passions et de ses humeurs de l'instant.

-LE NAIN UJO ....UNE IMAGE ! Dans le film, il est le "révélateur" de la "laideur" et de la "beauté" véritables; le symbole d'une possibilité d'être homme au-delà du sordide et du monstrueux du réel de la condition humaine. Il est comme une chance offerte, non seulement comme espérance d'avenir, sans visage et sans corps; mais lui-même EST cette espérance qui surgit dans l'intime du réel et de la codition humaine. Mais il échoue dans l'immédiat, dans l'instant, en un sens comme NAZARIN a échoué lui-même. Mais aussi, comme NAZARIN qui a repris la route en serrant sur lui l'ananas qu'une femme lui a offert au bord du chemin, le regard du nain UJO, tourné vers ANDARA qui s'éloigne au milieu des imprécations et dans l'anonymat, demeure la chance toujours offerte d'un "amour impossible".

Pierre CURIE (publié dans un Cahier
cinéma du Centre protestant du Nord
en 1967)

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